Démarche



Autodidacte, peignant depuis son jeune âge, Jean Laforge quitte les sentiers de la peinture figurative conventionnelle au début des années soixante. C'est l'époque de l'expérimentation à travers les styles multiples qui ont marqué la fin du XIXe siècle et la première partie du XXe - cubisme, fauvisme, impressionnisme, op-art, pop-art, abstrait, etc. - à la recherche de sa propre expression.

En Espagne, en Italie, en Pologne, aux États-Unis, en France, des artistes n'ont pas hésité à s’affranchir des limites de la toile peinte pour y intégrer du relief, soit par l'ajout de matériau - plâtre, pierre incrustée, sable, ardoise - comme Ubac, Jean Fautrier, Luis Fieto. Certains ne craignent pas les pâtes épaisses (Dubuffet). Rien de nouveau en soi, si l'on pense à l'art médiéval et ses plâtres peints, à la sculpture murale et aux bas-relief. De tout cela, incluant « l'autre figuration » avec ses mains de mannequins sortant du tableau, Jean Laforge va retenir l’idée maîtresse : omettre les détails inutiles pour ne s'attacher qu' à la vérité de l'ensemble.

DUEL ÉTERNEL  - Huile relief - 1963
Sa toute première peinture réalisée en relief

II s'oriente surtout vers la peinture par empâtement, convaincu de trouver là un moyen d'expression trop peu exploré. Il se bute longtemps aux inconvénients du matériau qui se rétracte en séchant et dont 1a pigmentation devient imprévisible, lors des réactions chimiques d'une couleur à l'autre. De plus, s’il ne se satisfait pas de l'abstraction, il n'est pas à l'aise non plus dans la figuration. Le relief va lui permettre de concilier les deux.

Tout sauf l’indifférence

En 1965, Jean Laforge expose pour la première fois, à la galerie l'Art Français de Montréal. Il y présente un ensemble de tableaux réalisés en relief, à partir d'une substance à base d'huile qui, fort malléable au travail, se solidifie en séchant. La formule n'est pas encore maîtrisée, mais l'effet surprenant fait réagir les critiques, qui utiliseront le mot «saisissant» pour traduire leur impression.

Son travail étonne, déroute, ne laisse personne indifférent. Cette première démarche consiste à privilégier la forme, tout en se libérant d'une expression classique. Sans appartenir à une école, son art demeure proche de l'expressionnisme qui (comme Giacommetti dans ses sculptures auquel il sera parfois comparé) « ne s'évade pas du réalisme, tend seulement à lui donner ses apparences. »

Son art chevauche l'abstraction, tout en proposant une forme visuelle identifiable, suggérée ou précise, perçue par l’œil comme réelle et pourtant ne l'est pas. Ses arbres ont apparence humaine, fantomatique. Ses visages et ses corps sont esquissés en une ligne suggérant l’expression.

La forme joue donc le rôle essentiel. Forme symbolique ou poétique, exprimant une situation, une idée, un sentiment, puisé dans la réalité ou le rêve, thème lyrique ou symbolique qui l'apparente à la nouvelle réalité-poétique.

Lors de la réalisation des premières œuvres en relief, il s’abandonne à une imagination débridée, non sans violence, axée sur les grands thèmes de la guerre, de l'amour, de la mort : Le duel éternel, Le Jugement de Dieu, 72 heures en enfer, Les amants du ciel, Le dernier homme.

La couleur a peu d'importance, d’où l'abondance de monochromes. Elle ne sert plus qu'à créer une atmosphère, un climat triste ou joyeux, violent ou doux. Ce n'est que plus tard, et encore pas toujours, que la couleur suggérera des formes réelles : nuage, lac, arbres lointains. Sans servilité envers le naturel, l’harmonie de la toile étant privilégiée sans égard à l'authenticité du ton.

Retour vers la figuration

Depuis les années soixante, Laforge n'est pas le seul à exploiter le relief. Il n'en demeure pas moins un adepte fort solitaire, à sa façon de poursuivre sa quête d'un imaginaire lyrique et poétique, tout en se prêtant, parfois, à des œuvres plus anecdotiques : la drave, les joueurs de cartes, scènes d'hiver, scènes champêtres, légendes du Saguenay, maisons canadiennes.

La couleur prend plus d'importance. Son œuvre devient plus figurative et le relief dépasse la simple suggestion pour devenir une forme précise, plus réaliste, parfois très près de l’illustration, comme s’il éprouvait le besoin de refaire des scènes plus conventionnelles, se différenciant cependant de l'époque pré-contemporaine par le médium.

Au début des années 1980, Jean Laforge atteint une sorte d'équilibre entre la forme relief et la couleur. Les thèmes sont plus recherchés, les compositions font appel à divers styles où le relief n'a plus toute la place mais devient un élément parmi d'autres pour créer un univers.

Vers Gilles Vigneault
 
II multiplie l'utilisation de la matière, opposant formes en relief aux formes gravées, le sujet devient lui-même prétexte de l'œuvre. Cette phase est en continuité avec les années 1970. À cette époque, Jean Laforge utilise sa technique en des toiles inspirées d’artistes différents : les gravures de Rennefer, les dessins de Picasso, les cités de Jacus, interprétées en relief, à la fois hommage rendu au maître et exploration de leur univers; un travail que les critiques européens ont remarqué et souligné avec éloge.

Plonger dans l'univers visuel d'un autre est une sorte de personnalisation d'un style, d'un concept. Laforge envisage de franchir une autre étape et de concevoir, non plus une peinture dans une version unique, mais orientée vers un thème exprimé en compositions multiples. Cette recherche d'un thème moteur va le conduire, entre 1984 et 1988, à la réalisation d'une exposition d’envergure entièrement inspirée de l'œuvre poétique d'un même auteur, en l’occurrence Gilles Vigneault.

Un défi de taille ne manquant pas d'attrait, car il s'agit d'une dualité complexe : être à la fois le créateur d'une œuvre picturale et l'interprète de la parole, de la pensée d'un autre sans trahir ni l'un ni l'autre. L’exposition Imaginaire poétique de Gilles Vigneault en peintures, inaugurée à Chicoutimi en 1988, en présence du poète, fut le dernier grand événement pictural de Jean Laforge au Québec. Au cours des années 1990, il travaille davantage en Europe, plus précisément en Belgique et en Suisse où il réalise ses dernières expositions majeures, avant de revenir dans la solitude de son atelier de Sainte-Rose-du-Nord pour entreprendre de grandes fresques murales sur les murs intérieurs de sa résidence.

À l’aube de ses 93 ans, ignorant qu'il arrivait au terme de son voyage, Jean Laforge a entrepris plusieurs grandes toiles, hélas inachevées. Il n'a cessé de croire à l'importance du renouvellement de l’art et de soi. ëtre en évolution et non se copier soi-même. Ce qui implique, selon lui, la nécessité d’un avant-gardisme perpétuel, opposé à toute mode et à tout snobisme, mais répondant à l’exigence essentielle de l’art : être un reflet et une synthèse du temps.


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